Le Froid by Andreï Guelassimov

Auteur:Andreï Guelassimov [Guelassimov, Andrei]
La langue: fra
Format: epub
Tags: 2020-12-16T16:56:22.656059-04:00 JF
Éditeur: Éditions Actes Sud
Publié: 2019-09-06T07:03:46+00:00

Blague à part, il fallait aller de l’avant. Filippov n’aimait pas que ses songes deviennent trop concrets et tangibles. Ça le mettait de mauvaise humeur. Même la réalité, il ne la laissait s’approcher que le matin et ne la tolérait qu’en attendant sa première gorgée de vin. Tout ce qui se passait ensuite était gentiment repoussé dans un indéterminé opaque. Là, en l’absence d’alcool, il n’avait rien pour se défendre, mais à choisir entre deux maux il préférait encore la réalité. Ses songes l’irritaient par la morne passivité dont il y était toujours affublé. Dans ses rêves et cauchemars, Filippov n’avait pas le rôle principal. Il était toujours manipulé par une force extérieure. Ne serait-ce que pour cette raison, il lui fallait maintenant se lever et avancer.

— Je vais y aller, marmonna-t-il en enfonçant la chapka de l’inconnu sur sa tête. Je vais où je veux.

En fouillant dans ses poches, il trouva un briquet, appuya plusieurs fois sur la roulette et cligna enfin des yeux sous la lumière orange de la petite colonne de feu. Le briquet n’éclairait presque rien autour de Filippov, mais il s’en moquait. L’important, c’était que quelque chose de vivant vacille dans ses mains. Il poussa la molette vers la gauche pour diminuer la flamme de moitié et resta appuyé sur le poussoir jusqu’à ce que la roulette chauffe au point de lui brûler le pouce. Il frotta la roulette encore une fois et essaya de maintenir le poussoir sans toucher les parties métalliques du briquet, mais au bout de quelques secondes il ne tint plus. De plus, il fallait économiser le gaz. Même le peu de lumière et de chaleur qu’offrait le briquet pourrait lui être d’un grand secours dans son odyssée. Sa ville natale, Filippov le sentait, n’avait pas encore dévoilé tout son jeu. Il fallait s’attendre à de nouvelles surprises à chaque instant.

En sortant sur le perron, il aperçut la silhouette du chien qui l’attendait. Assis en bas, celui-ci se releva, émit quelques grognements aigus puis disparut sous l’immeuble. Dans l’obscurité et le brouillard, cela aurait bien sûr pu n’être qu’une illusion, mais là il faisait quand même beaucoup plus sombre, et Filippov dut reconnaître que ce chien existait vraiment.

— Sale clébard, tu me saoules, grommela-t-il en descendant précautionneusement les marches rendues irrégulières par le gel. Qu’est-ce que tu veux de moi ?

En jetant un œil sous l’immeuble, il essaya de distinguer quelque chose entre les pilotis.

— Ohé… Tu es où, sale bête ?

Quelque chose gigota dans le gouffre glacé et noir. Filippov tapa du plat de la main sur la barre de béton au-dessus de sa tête.

— Viens ici ! Je ne vais pas venir te chercher.

À quelques mètres de lui, il entendit de nouveau de faibles grognements à peine perceptibles. C’était étrange, ces bruits, venant d’un énorme chien, mais qu’est-ce qui ne l’était pas, cette nuit-là ?

Le froid commençait déjà à saisir Filippov, il fallait donc se décider : soit retourner dans l’immeuble, soit aller de l’avant, à la rencontre de ce qui geignait là derrière les pilotis.

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